VIII
Or, cinq ou six jours avant la fête d’Eckerswir, un matin qu’il faisait très chaud, je jouais un air de clarinette dans la grande salle, mon cahier appuyé contre le mur, entre les deux fenêtres ouvertes. L’oncle Conrad fendait du bois dehors, au bas de l’escalier, et j’entendais Margrédel laver des assiettes dans la cuisine. Cela durait depuis environ une demi-heure, lorsque l’oncle entra en manches de chemise et se mit à se promener autour de moi tout rêveur. Et comme j’allais toujours mon train, tout à coup, m’appuyant la main sur l’épaule, il me dit :
– C’est un bel air que tu joues là, Kasper ; mais laisse un peu ta musique, causons ; qu’est-ce que les gens disent de moi dans le village ?
Alors je déposai ma clarinette, et m’étant retourné sur ma chaise :
– Que voulez-vous qu’on dise, mon oncle ? lui répondis-je. Vous savez bien que depuis votre entorse je n’ai pas été aux « Trois-Roses ».
– Bon, fit-il, tout le monde se réjouit de voir que Yéri-Hans a manqué de me casser la jambe.
– Oh ! comment pouvez-vous avoir des idées pareilles ?
– C’est bien, tu ne veux pas me faire de la peine ; mais je me moque de tout le village. D’abord, sans le noyau qui m’a fait glisser, Yéri-Hans en aurait vu des dures. Malgré cela, j’ai eu tort de crier contre lui ; quand on joue et qu’on perd, on paye et on se tait. Enfin, ce noyau m’avait mis en colère ; si Yéri m’avait renversé par sa force, j’aurais trouvé cela tout naturel ; mais d’être tombé par la faute d’un noyau, c’est trop fort, surtout quand on risque de se casser la jambe.
– Sans doute, lui répondis-je. Ce qui est fait est fait, n’en parlons plus.
– Non, il ne faut plus en parler, Kasper ; mais les choses ne peuvent pas en rester là.
Je vis aussitôt qu’il ruminait d’avoir sa revanche ; et le retour de Yéri-Hans, la joie de Margrédel, tout me passa devant les yeux comme un éclair.
– Qu’est-ce que cela vous fait, mon oncle, de passer pour l’homme le plus fort du pays ? m’écriai-je. Qu’est-ce que cela vous rapporte ? Pas un liard ; au contraire, les gens vous en veulent ; ils voudraient vous voir les os cassés ; ils ne vous plaignent pas quand il vous arrive malheur, ils disent que c’est bien fait !
– Ah ! ils disent cela, répondit l’oncle Conrad ; voilà justement ce que je voulais savoir. Maintenant, grâce au ciel, ma jambe est remise ; il faut que je revoie le grand canonnier.
– Comment, vous, un homme si raisonnable !
– Raisonnable tant que tu voudras, Kasper. Est-ce qu’on est raisonnable parce qu’on garde les coups sans les rendre ? Non, tout cela c’est bon pour un joueur de clarinette, mais ça ne me convient pas. Lève-toi, neveu ; viens ici que je te montre quelque chose.
Il me prit par un bouton de ma veste et me conduisit au milieu de la salle en disant :
– Voici la fête d’Eckerswir qui vient dans cinq jours. Je n’aime pas à me battre dans une salle d’auberge remplie de noyaux, de morceaux de pain, de fromage et autres choses glissantes. Eh bien ! on ne peut pas souhaiter de meilleure occasion pour lutter à bras-le-corps sur la place ; et c’est ce que je ferai. J’ai découvert un moyen de mettre ce canonnier sur le dos. Tiens, Kasper, empoigne-moi solidement, je vais te montrer cela ; y es-tu ?
– Oui.
– Tu me tiens bien ?
– Oui, mon oncle.
– Eh bien, regarde !
En même temps, il me prit le bras gauche au coude, me passa l’épaule au-dessous, et sans savoir comment cela se faisait, je sentis mes jambes tourner en l’air, et je tombai tout à plat de mon haut, croyant avoir les reins cassés. Cela m’étonna tellement, que je restai plus d’une demi-minute bouche béante, sans pouvoir rien dire ni reprendre haleine.
– Eh bien ! criait l’oncle tout glorieux, as-tu vu, neveu ?
– Oui, j’ai vu, lui dis-je en me levant, c’est très bon... mais vous auriez pu m’expliquer cela d’une autre manière.
– Tu n’aurais pas aussi bien compris, Kasper, fit-il. Voilà comment je vais m’y prendre avec Yéri-Hans ; seulement, il faudrait l’attirer ici, et ce ne sera pas facile. Tu retourneras toi-même à Kirschberg l’inviter, de ma part, à dîner chez nous le dimanche de la fête.
– Oh ! pour ça, non ! m’écriai-je vraiment indigné ; je ne vous ai jamais contrarié, j’ai toujours fait ce que vous avez voulu ; mais amener moi-même Yéri-Hans ici, jamais ! jamais !
– Allons, allons, calme-toi, Kasper, j’enverrai Nickel, dit l’oncle.
Et comme je voulais répondre, il ajouta :
– Tout ce que tu pourrais dire ou rien du tout, ce serait la même chose. Il faut que Yéri-Hans vienne, il faut que je le voie les jambes en l’air, comme il m’a vu.
Dans cette extrémité, je compris qu’il ne me restait qu’une ressource pour éloigner de plus grands malheurs.
– Oncle Conrad, lui dis-je, vous avez tort. Consultons Margrédel, vous verrez qu’elle pense comme moi.
Et sans attendre de réponse :
– Margrédel ! m’écriai-je en ouvrant la porte de la cuisine, écoute ; sais-tu que ton père veut encore se battre avec Yéri-Hans, qu’il veut l’attirer ici pour l’exterminer ?
Je croyais naturellement qu’elle allait crier en levant les mains au ciel, et supplier son père de rester tranquille, car plus elle aimait Yéri et l’oncle Conrad, plus elle devait les empêcher de se battre ; mais allez donc vous fier aux femmes ! Margrédel, pour la finesse de l’oreille n’avait pas sa pareille, et je crois qu’elle était derrière la porte ; car, étant entrée, elle écouta son père tranquillement, le tablier sur les bras, sans s’émouvoir. L’oncle Conrad se mit à lui dire que ce serait la plus grande honte s’il ne renversait pas Yéri-Hans, qu’on mépriserait les Stavolo, qu’il n’oserait plus se montrer aux « Trois-Roses », ni nulle part, etc., etc.
Pendant ce discours, Margrédel regardait à terre, comme une innocente, et lorsqu’il eut fini :
– Tu as raison, mon père, dit-elle doucement, oui, je ne peux pas dire le contraire ; mais Yéri-Hans n’oserait pas venir, car il sait bien que tu as glissé sur un noyau, et n’osera jamais s’empoigner avec toi sur la place ; c’est sûr, tu verras.
– Eh bien ! s’il ne vient pas, s’écria l’oncle, la honte retombera sur lui.
Et se tournant de mon côté :
– Tu vois, Kasper, dit-il d’un air joyeux, tu vois que Margrédel a plus de bon sens que toi ; elle sait bien ce qui convient, elle voit que j’ai raison. Allons, continue ton air de clarinette, moi je vais dire à Nickel de prendre son bâton et de partir tout de suite pour Kirschberg.
Il sortit ; l’innocente Margrédel rentra dans la cuisine, et je restai seul tellement consterné de ces choses, que je pouvais à peine y croire. Durant plusieurs minutes, je me représentai ce Yéri-Hans arrivant tout fier, tout glorieux, le poing sur la hanche, souriant à Margrédel et me regardant du haut de sa grandeur : j’en étais suffoqué, et tout à coup je courus dans la cuisine en criant :
– Mais à quoi penses-tu donc, Margrédel ? mais ce gueux de canonnier va estropier ton père ! Mais c’est abominable, une conduite pareille ! Tu vois bien que ton père est le plus faible, puisque l’autre l’a bousculé comme une mouche, et maintenant tu veux qu’il vienne recommencer ?
Je pleurais presque en disant ces choses ; elle ne s’en émouvait pas du tout et continuait tranquillement à lever le couvercle de ses marmites et à goûter ses sauces ; je voyais aux couleurs de ses joues et dans ses yeux qu’elle éprouvait une grande satisfaction, et cela m’indignait de plus en plus.
– Bah ! fit-elle enfin, tu vois tout en noir, Kasper. Le père a glissé sur un noyau ; cette fois ce sera tout autre chose.
– Glissé sur un noyau ! Il n’y avait pas plus de noyau que dans le creux de ma main ; l’oncle a trouvé cela pour s’excuser auprès du monde ; je ne pouvais pas le contredire. Mais si Yéri-Hans arrive, il en trouvera d’autres de noyaux sur la place, dans les rues et partout !
Au lieu de toucher Margrédel par ces judicieuses observations, je la rendis encore plus obstinée ; elle se mit à essuyer ses assiettes et me répondit d’un air d’indifférence :
– On verra ! Qu’il y ait des noyaux ou non, je tiens pour mon père ; Yéri sera renversé ! Je suis sûre qu’il sera renversé, s’il ose venir, mais il ne viendra pas.
Et comme dans ce moment j’entendais l’oncle revenir, il fallut me taire. Je rentrai dans la salle, je pris mon cahier et ma clarinette sur la table, et je montai dans ma chambre comme un fou, sans savoir ce que je faisais.
Là-haut, je m’assis sur mon vieux bahut, la tête entre les mains, avec une envie de pleurer et de gémir qui me crevait le cœur. Je commençais à comprendre que nos plans pour l’avenir s’en allaient au diable, et cela par la faute de cet oncle Conrad, que j’avais toujours considéré comme un être raisonnable, et qui me paraissait alors, avec son amour de la gloire, le plus insensé des hommes.
C’était le commencement de la fin.
À midi, pendant le dîner, l’oncle ne fit que raconter les bons tours qu’il avait découverts pour remporter la victoire ; Margrédel l’approuvait à chaque parole en penchant la tête et s’extasiant ; elle répétait sans cesse :
– Pourvu qu’il vienne... pourvu qu’il n’ait pas peur de venir... mais il n’osera pas !
Et l’oncle disait d’un ton ferme :
– S’il ne vient pas, tout le pays saura que j’ai glissé sur un noyau.
Moi je pensais : « Dieu du ciel, est-il possible d’être aussi simple à l’âge de cinquante-trois ans ! S’il avait le bonheur de renverser Yéri-Hans, il en mourrait de joie. Et cette Margrédel comme elle mène ce pauvre vieux, en lui faisant croire qu’il est le plus fort ! Voilà comme elle m’aurait mené toute ma vie ! »
Oh ! que cet esprit de ruse me faisait de la peine !
Malgré cela je trouvais Margrédel belle. J’aurais voulu m’en aller, pour ne pas laisser paraître ma désolation ; je voyais dans ses yeux qu’elle devinait toutes mes pensées, mais que, par finesse, elle faisait semblant de croire que Yéri-Hans ne viendrait pas, tandis que la bohémienne, peut-être depuis un mois, lui donnait des nouvelles du canonnier : je voyais cela, j’en étais presque sûr, et il fallait rester.
Ah ! que j’aurais voulu apprendre que le grand Yéri était tombé du haut de sa grange la tête en avant, ou qu’il s’était fait casser les reins par un plus fort que lui ! Quel n’aurait pas été mon bonheur ! Mais aucune de ces choses n’arriva, et maintenant il faut que je raconte la fête ; – puisque j’ai commencé, il faut que je finisse.